Comments on L'étrange multiplication du bidual

Touriste (2019-11-10T15:51:09Z)

C'est le dernier commentaire de la série, histoire de donner un exemple le plus simple possible montrant le phénomène de non-commutativité (dans le contexte linéaire, j'ai signalé au commentaire précédent comment il se manifeste dans le contexte ensembliste). Rien de bien original, ça reprend les choses déjà dites ("limites de Banach") mais ça sera peut-être plus lisible pour les lecteurs que la question amuse mais qui n'ont pas des connaissances étendues en analyse fonctionnelle.

Comme je l'ai dit plus haut, peut-être masqué sous de rébarbatives manipulations de Hom et de produits tensoriels, le phénomène de non-commutativité qui se manifeste dans cette affaire de produit d'Arens est déjà détectable si on essaie de prolonger des formes bilinéaires :

étant donnée une forme bilinéaire b : E x F vers R, il y a DEUX façons raisonnables de la prolonger à E** x F**.

Si on regarde plus attentivement par où passent les deux chemins du diagramme illisible que j'ai dessiné dans un commentaire précédent, la première façon c'est de commencer par prolonger à E x F** puis dans un second temps à E** x F** ; la deuxième façon c'est de voyager via un prolongement à E** x F.

L'objectif étant d'être en terrain familier, l'anneau des scalaires sera le corps ℝ des nombres réels, on prend E et F ayant des bases dénombrables (e_i) et (f_j) (indexées par ℕ). Si ça aide à suivre, on peut prendre pour E et F les anneaux de polynômes à une indéterminée, mais peu importe.

L'intuition sera soutenue par l'utilisation de matrices quand faire se peut. Ainsi une forme bilinéaire sur E x F, c'est une matrice infinie indexée par ℕ x ℕ.

L'exemple simple de forme bilinéaire b à deux prolongements sera alors celle dont la matrice (b_ij) est définie par b_ij=0 si i ≤ j et b_ij=1 si i>j. Autrement dit, et en espérant que le formatage ne la démolisse pas, la matrice :

0 0 0 …
1 0 0 …
1 1 0 …
… … … …

Les duaux E* et F* sont certainement familiers à la majorité voire la totalité des lecteurs, pour les autres la vision en terme de matrices (lignes) les éclairera peut-être. Dans la mesure où on ne se sert que d'une seule base de F dans ce commentaire, il n'est pas dangereux de confondre formes linéaires et matrices lignes. Un élément de F* (sa matrice dans la base (f_j)) c'est une ligne infinie, indexée par les entiers naturels.

Il faut maintenant connaître un élément de F** qui ne soit pas élément de F. Si on connaît les ultrafiltres, on est à l'aise ; même si on ne les connaît pas, on peut comprendre quelque chose à ce qui se passe. Sur le sous-espace des suites convergentes (inclus dans F*), on a un opérateur linéaire remarquable, à savoir L qui associe à chaque suite sa limite. Si on est prêt à admettre que ce sous-espace a un supplémentaire, on peut prolonger l'application L par zéro sur ce supplémentaire. On notera encore L ce prolongement ; on retiendra que L((x_n)) est grosso modo lim_{n→+∞} x_n, et l'est d'ailleurs exactement sur les suites où on l'utilisera.

On va se contenter de prolonger la forme bilinéaire à (E ⊕ ℝL) x (F ⊕ ℝL) (les biduaux sont beaucoup plus gros que ça, bien sûr, mais on voit déjà ce qui se passe dans cette extension limitée).

On va commencer par étendre la forme bilinéaire à E x (F ⊕ ℝL) ; par la pensée on ajoute donc une "colonne à l'infini" à la matrice, correspondant à l'élément L ajouté à la base de F. On doit compléter les coefficients manquants dans :

0 0 0 … ?
1 0 0 … ?
1 1 0 … ?
… … … … …

Au feeling, et au vu de la définition de L comme opérateur de calcul de la limite, on se dit que remplacer les points d'interrogation par les limites des lignes est raisonnable. En réfléchissant davantage, on se convainc que ce n'est pas une arnaque (si la i-ème ligne est la matrice d'une forme linéaire notée φ, la définition de l'extension de b comme une transposition convainc que c'est bien le réel L(φ) qui doit être installé dans la colonne à l'infini).

On complète donc, en remplaçant les points d'interrogation par des limites.

0 0 0 … 0
1 0 0 … 0
1 1 0 … 0
… … … … …

On étend dans un second temps la forme bilinéaire à (E ⊕ ℝL) x (F ⊕ ℝL) ; on ajoute cette fois une "ligne à l'infini" tout en bas, et on passe à la limite dans chaque colonne. Le prolongement de b a finalement pour matrice :

0 0 0 … 0
1 0 0 … 0
1 1 0 … 0
… … … … …
1 1 1 … 0

Si on avait choisi de commencer par l'extension à (E ⊕ ℝL) x F, on aurait commencé par écrire l'extension

0 0 0 …
1 0 0 …
1 1 0 …
… … … …
1 1 1 …

puis, après passage à la limite sur chaque ligne, l'extension

0 0 0 … 0
1 0 0 … 0
1 1 0 … 0
… … … … …
1 1 1 … 1

On constate que la valeur de b(L,L) n'est pas la même selon le cheminement suivi.

Et on comprend au passage que la mystérieuse non commutativité qui nous intriguait tant n'est qu'une manifestation algébrique de l'impossibilité d'échanger deux limites à la légère : (lim_{i→+∞})(lim_{j→+∞}) n'est pas en général (lim_{j→+∞})(lim_{i→+∞}).

Une fois qu'on le sait, on conclut que c'était au fond complètement évident.

Touriste (2019-11-09T20:58:26Z)

Une autre raison de voir de la non-commutativité, c'est de tester ce qui se passe si on fait ces constructions dans la catégorie des ensembles et qui m'a causé quelques surprises après les premiers tâtonnements.

Je fais donc les mêmes constructions que ci-dessus, mais R n'est plus qu'un ensemble, la notation A* désigne l'ensemble R^A, les produits tensoriels sont remplacés par des produits ordinaires, les Hom sont simplement des ensembles d'applications et tous les mots "linéaires" ou "bilinéaires" sont à effacer.

Je n'ai en fait testé que le cas le plus simple, celui où on veut étendre au bidual l'opération sur un ensemble E à un seul élément. Le lecteur, à ce stade, devine-t-il quelle est son extension à E** ? (Une fois qu'on l'a compris, la vérification en est immédiate, en suivant pas à pas les définitions).

Réponse : E* s'identifie à R, puis E** à R*=R^R. Et bien sûr, quand on suit pas à pas la définition, on s'aperçoit que la multiplication du bidual c'est simplement la composition des applications. On a un objet non commutatif même avec E à un seul élément et R à deux éléments.

Touriste (2019-11-09T15:45:05Z)

Beuh il est tout cassé le diagramme commutatif, c'était bien la peine que je me décarcasse à compter les espaces, ils ont tous été mangés quelque part dans la transmission.

J'en réécris une description, en écrivant les colonnes en ligne c'est peu pratique. Les lignes supérieure et inférieure sont à peu près lisibles, la colonne gauche est

Hom(E,F*) ⟶ Hom(F**,E*) ⟶ Hom(E**,F***)

et la colonne droite échange les rôles de E et F, c'est

Hom(F,E*) ⟶ Hom(E**,F*) ⟶ Hom(F**,E***).

Du coup j'en profite pour redire de façon plus concise ce que j'ai dit jusque là. Les deux coins supérieurs de ce diagramme sont les deux modules Hom(E,F*) et Hom(F,E*) qui sont deux façons de comprendre l'ensemble des formes bilinéaires sur E x F. Prenons une forme bilinéaire sur E x F : elle est représentée par un élément de chacun de ces deux modules. Chacune de ces deux applications linéaires peut être transposée deux fois de suite. On se retrouve avec deux nouvelles applications linéaires, respectivement éléments de Hom(E**,F***) et de Hom(F**,E***), en lesquels on reconnaît les deux façons de comprendre les formes bilinéaires sur E** x F**. En d'autres termes, on a prolongé aux biduaux la forme bilinéaire initiale. On (en tous cas moi :-)) s'attendrait à ce que les deux prolongements soient les mêmes. Et bien non, en général ils sont distincts.

Touriste (2019-11-09T11:00:12Z)

On passe maintenant au rapport entre le joli diagramme et la multiplication du bidual. On va d'ailleurs généraliser cette multiplication à des applications bilinéaires quelconques, non que je voie un intérêt en terme d'utilisations à cette généralisation, mais parce qu'avoir des espaces qui n'ont pas le même nom à gauche de la multiplication, à droite de celle-ci et à l'arrivée me semble clarifier la lecture.

On va donc partir d'une forme bilinéaire b de E x F vers G et s'apercevoir qu'il y a deux façons de la prolonger en une forme bilinéaire b̃ de E** x F** vers G** (pour que ce soit faisable, nul besoin que b soit une multiplication associative ni même que E = F = G).

Tout d'abord, b peut être interprétée comme une application linéaire c de E⊗F vers G. Celle-ci peut ensuite être transposée et fournir une nouvelle application linéaire ᵗc de G* vers (E⊗F)*.

On peut ensuite composer ᵗc par la colonne de gauche du diagramme non-commutatif du commentaire précédent. On se retrouve avec une application linéaire de G* vers (E**⊗F**)*, autrement dit un élément de

Hom(G*,(E**⊗F**)*) qui, vu les rappels préalables, est canoniquement isomorphe à Hom(E**⊗F**,G**). On a ainsi construit un produit de E** x F** vers G**.

Et comme les deux colonnes du diagramme ne mènent pas au même endroit, on peut aussi le faire en passant par la colonne de droite : et ça explique pourquoi il y a deux "produits d'Arens".

Deux remarques : 1) je ne me suis pas cassé la tête pour savoir à quelle colonne correspond celui que la littérature appelle "premier produit". 2) Même si j'ai l'impression d'être pas mal éclairé après tout ce que j'ai synthétisé, je ne sais pas vraiment expliquer en quoi c'est la même chose d'avoir deux prolongements possibles différents et de pouvoir perdre la commutativité dans chacun d'entre eux vu séparément. Je me rends bien compte en écrivant un exemple que c'est le même genre d'arguments qui permettent de constater une non-commutativité dans le diagramme et une non-commutativité de produit prolongé, mais ça n'est pas très précis dans mon esprit.

Touriste (2019-11-09T10:41:25Z)

L'étape suivante est d'écrire un joli diagramme, qui se révèlera NON commutatif et dont, m'a-t-il semblé, la NON commutation "explique" la non-commutation du produit d'Arens.

Hom(E,F*) ≃ (E⊗F)* ≃ (F⊗E)* ≃ Hom(F,E*)

↓ ↓

Hom(F**,E*) Hom(E**,F*)

↓ ↓

Hom(E**,F***) ≃ (E**⊗F**)* ≃ (F**⊗E**)* ≃ Hom(F**,E***)

Je reviendrai plus loin sur cette non commutation, je vais d'abord expliquer le lien entre ce diagramme et la multiplication du bidual. Parce que ça me semble pratique d'avoir le schéma pour référence à côté du diagramme, voilà le nom que je donnerai aux éléments des divers modules du diagramme quand je donnerai des exemples

f ≃ u ≃ v ≃ g

↓ ↓

ᵗf ᵗg

↓ ↓

ᵗᵗf ≃ ũ ≃ ṽ ≃ ᵗᵗg

Touriste (2019-11-09T10:10:37Z)

R est un anneau commutatif fixé, et on est dans la catégorie des R-modules. On "sait bien" qu'il y a un isomorphisme canonique entre

Hom(A⊗B,C) et Hom(A,Hom(B,C))

c'est simplement dire qu'il y a plusieurs points de vue pour comprendre les applications bilinéaires de AxB vers C. On peut bien sûr dire ça avec des mots de théorie des catégories, foncteurs adjoints et tout ça, mais ça ne me semble pas spécialement éclairant.

Dans la suite, je vais m'en servir uniquement avec C=R, donc sous la forme plus simple :

(A⊗B)* isomorphe à Hom(A,B*).

Enfin on connaît la transposition qui définit une flèche

de Hom(A,B) vers Hom(B*,A*).

Fin des rappels.

Touriste (2019-11-09T10:01:06Z)

Je suis aussi tombé à la renverse et doublement. D'abord en rencontrant dans un livre (A course in commutative Banach Algebrsa, Eberhard Kaniuth) ce "produit de Arens" (exercices 1.6.6 et 1.6.6) où il est signalé en passant qu'il n'est pas forcément commutatif. Super intrigué, en googlant et en tombant ici oh ah.

Du coup j'ai été motivé pour essayer de clarifier tout ça, j'ai l'impression que ce que j'ai fini par saisir peut aider, allez je le poste en commentaires, en allant à la page de temps en temps.

Ruxor (2014-02-05T09:32:01Z)

@Nick: Ah oui, tu as raison. Je me disais bien que c'étaient surtout les propriétés de ξ qui avaient l'air de servir. :-)

Nick (2014-02-05T08:49:55Z)

Excuse-moi si je me trompe mais je crois que ξ•η= ξ (pour des limites de Banach)

Si u est bornée et ξ et η des limites de Banach, alors
i ↦ u(i+j) n'est qu'une translation de u, donc ξ(i ↦ u(i+j)) vaut ξ(u).
donc la suite j ↦ ξ(i ↦ u(i+j)) est la suite constante (et de limite) ξ(u).
donc (ξ•η)(u) = ξ(u). Enfin, ξ•η= ξ

Ainsi la non commutativité serait du au fait que les limites de Banach sont absorbantes.

Ruxor (2014-02-04T13:39:32Z)

@Nick: En supposant que tu parles bien entendu du dual topologique (alors que dans mon post, a priori, je parlais d'un dual purement algébrique, mais bon, la multiplication marche aussi dans le contexte topologique), le dual de ℓ¹ est ℓ^∞ ; le dual de celui-ci (donc le bidual de ℓ¹) est l'ensemble des mesures des mesures boréliennes signées sur βℕ (compactifié de Stone-Čech des entiers naturels) ; et la multiplication dont je parle sur ce bidual, qui peut être définie par (ξ•η)(u) = η(j ↦ ξ(i ↦ u(i+j))) où u ∈ ℓ^∞, est bien une opération de convolution entre ces mesures, qui étend à la fois la convolution (commutative) sur ℓ¹ et aussi l'addition (non-commutative) sur βℕ (en identifiant un ultrafiltre sur ℕ avec la mesure de Dirac sur cet ultrafiltre, i.e., la forme linéaire « limite selon cet ultrafiltre », qui est un cas particulier d'une limite de Banach). Si ξ et η sont des limites de Banach, alors ξ•η en est aussi une (si je regarde les différentes propriétés de <URL: http://en.wikipedia.org/wiki/Banach_limit > et que j'applique la formule (ξ•η)(u) = η(j ↦ ξ(i ↦ u(i+j))), elles se démontrent assez facilement à partir des mêmes propriétés pour ξ et η, enfin, surtout ξ, en fait), mais en général elle est différente de η•ξ.

Nick (2014-02-04T11:40:04Z)

Ça y est! Je me suis foulé le cerveau.

Si A est l^1(Z) (les suites sommables sue Z) muni de la convolution (comme produit). C'est quoi le produit sur le bidual de l^1? Une extension non commutative de la convolution sur le bidual? C'est quoi la convolution de deux limites de Banach?

Fred le marin (2014-01-31T18:27:32Z)

Est-ce qu'avec tout cela l'on pourrait construire des sortes de généralisations de tenseurs ?
(et dont il découlerait que leurs produits seraient… non-commutatifs)
This is sneaky. Et je taquine.


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