Méta : le billet qui suit a été commencé il y a plusieurs semaines, et depuis j'ai été assommé par toutes sortes de tracas (dont récemment ceci). J'essaie de le publier rapidement (et avant qu'il enfle au-delà de toute mesure, comme mes billets ont tendance à le faire) parce que sa présence sur ma TODO-list m'empêche un peu de passer à autre chose. Mais je fais ça sans vraiment relire le début, donc il est possible que mon flux de pensée (interrompu à peu près à l'endroit où j'ai mis un symbole ‘♠’) ne parle plus de la même chose au début et à la fin, et je me rends compte que je redis certains points… tant pis.
Une de mes particularités que beaucoup de gens ont du mal à
comprendre est que je n'aime pas du tout voyager. En fait, ce n'est
pas tellement que je n'aime pas le voyage au sens du
déplacement stricto
sensu[#], c'est surtout que
j'ai un attachement extrêmement fort à mon chez moi
.
Notamment, je n'aime pas du tout dormir ailleurs que chez moi, surtout
pour une durée un peu longue. J'y ai repensé la semaine dernière
alors que mon poussinet et moi nous étions réfugiés à Orsay chez ma
mère pendant une période de canicule (parce qu'elle a une clim qui
marche, contrairement à la
nôtre[#2]) : c'est
l'endroit où j'ai passé quelque chose comme 15 ans de ma vie (en gros
toute mon adolescence), et pourtant je ne m'y sens plus
vraiment chez moi
. Mais qu'est-ce qui a changé ?
[#] Je n'ai certainement pas un grand amour des longs trajets, qu'ils soient en train, en voiture ou, pire, en avion (d'ailleurs, ça fait huit ans que je n'ai pas pris l'avion, et ça me va très bien). Mais ce que je veux dire, c'est que ce n'est pas vraiment le point que je veux signaler quand je dis que je n'aime pas voyager.
[#2] Maintenant, le compresseur de la nôtre a été changé, et elle remarche peut-être. Ou peut-être pas. Il faudra attendre la prochaine canicule pour être sûrs : cf. les différentes mises à jours à la fin du billet en question.
Ce n'est pas une question de confort, ou en tout cas, ce n'est pas
une question de confort au sens où on le pense spontanément. Et c'est
quelque chose qui me pose particulièrement problème quand quelqu'un me
propose de passer quelques jours chez lui : je ne veux pas laisser
penser que je ne me sentirais pas confortable chez lui, c'est juste
que ce n'est pas chez moi
au sens où j'ai passé des années à
ajuster très précisément mon chez moi
pour m'y sentir bien et
que ce ne sera pas pareil ailleurs.
L'aspect le plus évident de cet ajustement est l'acquisition de toutes sortes de choses matérielles dont il me semble utile de disposer ou de pouvoir éventuellement disposer.
Disons que j'ai une approche maximaliste complètement opposée au minimalisme à la Marie Kondō : sans être syllogomane[#3], je suis plutôt du genre à aimer être équipé pour être paré à toute éventualité.
[#3] Les limites sont évidemment floues, mais disons que je n'ai pas de problème pour jeter des choses qui ne servent jamais, surtout si je n'ai pas un bon argument pour dire que ça pourrait servir ou que ce serait difficile de le retrouver. Je n'accumule certainement pas les vieux journaux, par exemple, ni les aliments périmés, et je jette tout ce qui ne marche plus parce que je déteste tomber sur un truc qui n'est pas fonctionnel.
Il y a des choses qu'on aurait vraiment mauvaise foi à considérer comme frivoles : par exemple, comme les moustiques m'aiment avec une passion[#4] qui n'a d'égale la haine que j'ai pour eux, j'ai vraiment besoin d'un anti-moustique avec moi. Il m'est arrivé d'oublier ou de négliger de le prendre pour partir en voyage (par exemple, je ne pensais pas en avoir besoin en décembre à Florence), et me voilà obligé de mener la chasse nocturne à ces salles bêtes et de me jurer d'ajouter l'anti-moustique dans la liste des objets absolument indispensables pour tout déplacement même en hiver. De même, comme le moindre son de conversation ou de musique[#5] m'empêche de dormir, je dois prévoir des bouchons d'oreille (je déteste m'en servir, mais c'est mieux que de ne pas dormir du tout) : j'en ai rarement besoin, mais si je tombe sur la situation qui les rend nécessaires et que je ne les ai pas avec moi, je peux passer une nuit épouvantable.
[#4] Disons que s'il y a un moustique dans le mégaparsec cube qui m'entoure, il va infailliblement me trouver (et, à l'inverse, les gens qui dorment avec moi sont largement protégés d'eux). Et comme je fais une réaction assez forte (quoique heureusement de courte durée) à leurs piqûres, je ne peux pas juste les considérer comme un désagrément léger.
[#5] Je ne sais pas pourquoi, les bruits naturels ne me gênent que très peu, les bruits mécaniques ne me dérangent que modérément, mais le moindre bruit de voix ou de musique, dès qu'il dépasse le seuil de mon audition, m'empêche absolument de dormir. (C'est embêtant, parce que s'il est socialement bien admis de demander à des gens de parler moins fort, leur demander de ne plus parler du tout est délicat.)
Et puis, bon, tout est une question de savoir où on met le curseur. Même les gens qui aiment voyager léger doivent bien prendre quelques vêtements et une brosse à dents avec eux, je pense.
Quand je suis chez moi, donc, j'ai à ma disposition tout un arsenal de choses qui remplissent un besoin régulier ou occasionnel ou me protègent contre une éventualité pénible, et je n'ai pas trop besoin d'y repenser sauf à renouveler les choses qui périment.
Quand je voyage[#6], au contraire, je dois choisir, pour chacune de ces choses, entre la prendre avec moi (donc devoir me la trimballer), la laisser de côté en espérant ne pas en avoir besoin, compter sur le fait que mon hôte pourra me la fournir (or je ne sais pas forcément si mon hôte à la même évaluation des choses utiles[#7]), ou prévoir d'acheter au besoin : toutes ces stratégies ont leurs inconvénients. J'ai préparé d'assez longues listes, régulièrement renégociées, de choses à envisager de prendre en voyage (avec des critères d'aide à la décision), mais je me retrouve presque toujours à avoir besoin de quelque chose qui a inexplicablement réussi à ne pas se retrouver sur la liste (ou bien qui y figurait mais que j'ai quand même omis de prendre). D'ailleurs, rien que le fait de rassembler les objets de la liste au moment de partir[#8] est quelque chose que je trouve long, pénible et assez stressant.
[#6] Techniquement, c'est vrai même pour les voyages qui durent moins d'une journée (les moustiques, ils ne m'attaquent pas que de nuit, par exemple). Mais pour ça, j'ai effectivement des sacs « tout prêts » avec ce qu'il me faut pour, par exemple, aller me balader en forêt, j'ai dans mon sac ce gadget miraculeux pour soulager les piqûres de moustiques (en détruisant l'histamine par la chaleur), et je n'ai pas besoin de penser à le prendre.
[#7] Il y a des gens à qui on peut demander une paire de ciseaux et qui vous regardent comme si on avait demandé un compteur Geiger, et d'autres, c'est le contraire, vous leur demandez un coupe-ongles et ils ont cinq modèles différents à vous proposer. Disons que j'aime mieux dormir chez les seconds, mais c'est difficile de savoir à l'avance dans quelle catégorie une personne se place (et ça dépend sans doute du type d'objet qu'on peut demander à emprunter). Ceci étant, même chez les second, réveiller quelqu'un à 3h du matin pour quémander un anti-moustiques parce qu'on a oublié de le prendre chez soi ou de le demander la veille au soir, c'est un peu délicat.
[#8] Une autre option, pour certaines choses, est d'avoir une trousse de voyage avec plein de choses utiles (en double de ce qu'on a chez soi, donc) toute prête à partir. Mon poussinet fait plus ou moins ça. Mais quand on voyage peu, comme moi, c'est un peu idiot, et de toute façon ça marche assez mal pour les choses qui peuvent périmer.
Il est difficile de définir, de lister ou même de catégoriser les objets que je considère comme faisant partie de mon « équipement » chez moi. Il y a les choses les plus banales que j'utilise effectivement quasi-quotidiennement, qu'il s'agisse de choses que je vais prendre avec moi en voyage (brosse à dents, peigne, fil dentaire…) ou que je ne vais pas prendre avec moi en voyage (mon ordinateur parce qu'il est trop encombrant, ou ma collection de peluches parce que je ne veux pas les perdre ou les abîmer). Il y a des choses que [♠] j'aime avoir comme une sorte de sécurité (l'anti-moustique en est un exemple), et là aussi, si je pars en voyage je dois prendre une décision d'où placer la limite entre ce que je prends par sécurité et ce que je ne prends pas parce que ça ferait trop de bagage. Et il y a des choses que je ne vais certainement pas prendre en voyage mais qui font partie des petits conforts que j'aime avoir chez moi (ça peut aller de stylos de couleurs à tel ou tel snack que j'apprécie avoir sous la main pour grignoter, les tisanes que j'aime boire quand je suis stressé, ce genre de trucs).
[♠] Méta : Ce qui précède ce signe a en gros été écrit avant le , et ce qui suit a été écrit le .
Mon chez moi a un petit côté « bunker de prepper », sauf que je ne ne me prépare pas du tout contre la fin du monde[#9]. Mais je suis du genre à avoir quatre-cinq poivres différents sur ma table à manger (poivre noir, poivre blanc, poivre vert et voatsiperifery, plus des baies du Sichuan mais je ne considère pas ça comme un poivre) ; et à avoir dans mes placards toutes sortes de choses que j'aime bien grignoter avant ou après le repas proprement dit : ce n'est certainement pas indispensable (je ne vais pas prendre mon poivre en voyage !), mais ça fait partie des nombreuses petites choses qui font que j'aime bien être chez moi, aucune n'étant indispensable mais dont le cumul finit par avoir de l'importance.
[#9] À ce sujet, j'ai déjà écrit que si la civilisation s'effondre je certainement n'ai pas envie de faire partie des survivants : je n'ai pas tenu deux mois de confinement sans péter complètement les plombs, je ne serais absolument pas capable de tenir dans un monde post-apocalyptique, certainement pas s'il faut se terrer dans un bunker, même si j'avais prévu de mettre dans le bunker tous les stylos de couleur et les peluches du monde.
Prenons l'exemple de ma pharmacie domestique : on y trouve notamment : paracétamol, ibuprofène, aspirine, doxylamine [Donormyl], cétirizine, Maalox, Gaviscon, oméprazole, métopimazine [Vogalib], diosmectite [Smecta], macrogol, Pyralvex, Pansoral, Cetavlon [cétrimide], Biseptine [chlorhexidine], solution de Dakin, Fazol [isoconazole], Onctose [lidocaïne + hydrocortisone + méfénidramium], Antarène [gel à l'ibuprofène], crème hydratante [Dexeryl], sérum physiologique, Actisoufre, spray Prorhinel, Vismed, Cérulyse, mélatonine, Euphytose… la liste est incomplète. (Et je ne compte pas les choses comme le dentifrice, la crème solaire ou les vitamines.) Toutes ces choses me sont occasionnellement utiles, certaines plus que d'autres évidemment (et certaines de façon plus imprévisible que d'autres). Aucune n'est strictement indispensable, mais c'est un élément de confort de savoir que j'ai tout ça sous la main.
Si on voyage, on peut toujours se dire je ne prends rien et
j'achèterai sur place au besoin
, mais la pharmacie la plus proche
n'est pas forcément à côté, la pharmacie de garde encore moins, et si
on voyage à l'étranger on ne connaît pas forcément les noms des
produits équivalents (pour les vrais médicaments il y a
une DCI, mais
certaines combinaisons ne sont pas forcément disponibles, et
d'ailleurs certains produits ne sont pas forcément en vente libre
partout[#10]). Si je suis
hébergé chez quelqu'un, je pourrai certainement emprunter des choses à
sa propre armoire à pharmacie, mais elle n'a pas forcément les mêmes
jugements que moi sur ce qu'il est utile d'avoir chez soi (il y a des
gens qui, quand on leur demande s'ils ont du paracétamol, vous
regardent comme si on leur avait demandé du plutonium, et d'autres à
qui on peut demander du macrogol et qui vont vous demander si vous
préférez du 4000 ou du 8000). J'ai peur qu'il ne soit pas considéré
comme très poli d'envoyer une checklist de pharmacie avant d'aller
chez quelqu'un (tu peux me dire ce que tu as dans cette liste ? je
prendrai le reste
). Donc je prends un sous-ensemble estimé comme
je peux, et il y a toujours plein de trucs qui ne me servent pas et
des trucs que je regrette de ne pas avoir pris.
[#10] Mon poussinet a découvert en ayant une terrible gastro au Portugal que la France est quasiment le seul pays où la métopimazine existe en vente libre. Pour le (léger) émétophobe que je suis, c'est une information importante.
Mais les choses qui peuvent me manquer quand je ne suis pas chez moi ne sont pas forcément des choses matérielles consommables évidentes comme des médicaments. Ça peut aussi être quelque chose d'un peu plus abstrait, appelons ça la disposition ou le « réglage », le « paramétrage » de mon chez moi.
Par exemple, je me lève généralement au moins une fois pendant la nuit pour aller aux toilettes (et parfois beaucoup plus qu'une fois). Chez moi je sais exactement où sont les choses, j'arrive très souvent à glisser hors du lit, à rejoindre les toilettes, à faire pipi, à boire un peu, à me laver les mains, et à revenir au lit, sans réveiller le poussinet, et sans avoir à allumer de lumière, parce que je sais très bien où je suis et aussi parce que j'ai disposé les lumières dans l'appartement que je laisse allumées la nuit juste pour pouvoir aller aux toilettes sans avoir à allumer de lumière supplémentaire et sans m'éblouir. Et c'est un calibrage un peu subtil, en fait, qui a mis beaucoup de temps à se faire : trop de lumière et je me rendors plus difficilement, trop peu et je n'y vois pas assez. Quand je ne suis pas chez moi, d'une part je ne connais pas les lieux[#11], d'autre part la lumière est généralement insuffisante pour me diriger même si je connaissais bien les lieux, donc je dois en allumer une (ou utiliser mon smartphone), et ça m'éblouit[#12] et j'ai du mal à me rendormir après, et/ou je réveille le poussinet en cherchant mon chemin ou en trébuchant (ou, justement, en allumant la lumière). C'est particulièrement le cas à l'hôtel où les toilettes ouvrent typiquement directement sur la chambre et où on n'a généralement[#13] pas d'équivalent d'une petite lumière douce de couloir. Mais même les quelques jours que nous avons passé chez ma mère, je n'ai pas trouvé comment me lever la nuit sans réveiller le poussinet.
[#11] Parfois, d'ailleurs, je me réveille seulement à moitié (ou alors je fais une forme de somnambulisme, ce n'est pas très clair), je ne sais plus bien où je suis, je cherche la sortie au mauvais endroit, et ça peut tourner à la panique (avec la conséquence que je vais réveiller tout le monde et/ou avoir beaucoup de mal à me rendormir après).
[#12] S'agissant du smartphone, je ne comprends vraiment pas que la puissance du mode lampe de poche ne soit pas réglable. (Du coup, parfois j'utilise juste la lumière de l'écran, qui est moins forte, mais ça demande de trouver un endroit où le poser pendant qu'on fait pipi, ce qui n'est pas forcément si évident.) Et, pour ce qui est des luminaires fixes, il y a le problème fréquent que je n'ai pas forcément bien retenu quel bouton allumait quelle lumière : ça peut causer une belle surprise quand on pensait allumer une petite lampe douce et qu'on allume en fait un spot qui éclaire comme en plein jour.
[#13] J'ai vu une seule fois un hôtel (je ne sais plus si c'était à Berlin ou Rotterdam) qui avait intelligemment prévu une lumière très douce et au ras du sol qu'on pouvait allumer spécialement pour aller aux toilettes la nuit. Très bien ! Mais je me demande pourquoi ce n'est pas plus répandu.
Et ce n'est là qu'un exemple. Le même genre de problèmes se pose lors de plein de petits rituels de la vie quotidienne : pour prendre ma douche (chez moi il y a toute une petite danse d'objets que je prends et repose à des endroits bien précis que je dois réinventer quand je ne suis pas chez moi pour, par exemple, éviter de marcher sur un sol pas forcément très propre avec des pieds mouillés et propres), pour m'habiller ou me déshabiller (c'est généralement le moment où, en voyage, je me rends compte que j'ai oublié d'emporter un sac pour le linge sale, ou que l'hôtel ne fournit pas une petite table basse qui me serait bien pratique pour poser mes affaires), etc.
Je ne vais pas multiplier les exemples parce que ce n'est pas très intéressant : aucune de ces choses n'a une grande importance toute seule (enfin, l'absence d'anti-moustiques au mauvais moment pendant la nuit, peut-être que si, quand même), mais la combinaison de toutes explique que je n'aime pas du tout ne pas me sentir chez moi, et que je n'arrive à me sentir chez moi que, justement, chez moi. (Et après un déménagement il m'a fallu beaucoup de temps pour arriver à me sentir chez moi dans notre nouvel appartement, c'est-à-dire pour le « paramétrer »[#14] à mon goût.)
[#14] J'utilise un
terme du monde informatique, mais il y a bien quelque chose comme ça.
Si je reçois un nouvel ordinateur, je passe pas mal de temps à
arranger les choses comme j'aime (installer tous les packages qui me
servent occasionnellement, configurer plein de programmes comme j'aime
qu'ils fonctionnent, notamment plein de raccourcis clavier ou de
paramètres d'interface), avant que je me sente « chez moi » dessus.
Et l'irritation que je ressens à être sur un ordinateur qui ne se
comporte pas comme je veux (mais comment je réduis une fenêtre sur
cette interface ?
) est assez proche de celle que je ressens quand
je loge ailleurs que chez moi.
Ce qui m'étonne toujours un peu c'est que quand je parle de tout ça
à d'autres gens j'ai l'impression que ça leur est très souvent
totalement étranger. Bon, je comprends qu'on aime voyager et
qu'on passe outre les inconforts de ne pas être chez soi, ou
qu'on les considère comme assez mineurs, mais j'ai parlé à pas mal de
gens qui ne semblaient même pas comprendre le concept d'aimer se
sentir chez soi (ou en fait, l'idée que chez soi
représente
plus que simplement l'endroit où on se trouve vivre à un moment
donné). Est-ce vraiment si bizarre et inhabituel de se sentir mieux
chez soi que n'importe où ailleurs ?