Il y a un dessin de John Jonik (reproduit ci-contre), paru je
ne sais pas où[#] autour de
l'an 2000, et qui, 25 ans après, est toujours parfaitement
d'actualité : régulièrement, des gens ont envie de censurer, contrôler
ou policer Internet, et les deux prétextes qui servent le plus
facilement à ça sont la lutte contre le terrorisme (à la rigueur ça
peut être des petites variations comme le narcotrafic) ou la
protection des pitits zenfants (soit sous l'angle de la lutte contre
la pédocriminalité soit sous l'angle de la protection de leurs chastes
petits yeux).
[#] Je l'avais déjà utilisé l'an dernier dans ce billet, en avouant ne pas savoir d'où il sort exactement. Depuis, mes petits lutins sur Internet m'ont apporté une preuve qu'il date au plus tard de l'été 2001, puisqu'il apparaît dans le numéro de l'été 2001 de l'Alternative Press Review (cette page prétend même qu'elle serait même déjà aussi dans le numéro de l'automne 2000 de la même revue, mais je ne sais pas si c'est très fiable). Mais ce n'est probablement pas le lieu de publication originale. J'ai écrit un mail aux bibliothécaires de l'Université de Pennsylvanie qui semblent avoir dans leurs collections une importante collection de dessins de cet auteur pour leur demander s'ils peuvent me trouver la source précise. J'annoncerai le résultat si ma petite enquête aboutit pour trouver l'origine du dessin et le contexte dans lequel il a été fait.
Ces deux prétextes marchent si bien, évidemment, parce qu'ils combinent toutes sortes de sophismes (l'appel à l'indignation, la fausse dichotomie, l'homme de paille, la culpabilité par association, la vertu ostentatoire) pour produire l'effet suivant : si vous vous opposez aux censeurs, on vous accusera d'être du côté des terroristes ou des pédophiles ou quelque chose comme ça. Les électeurs tombent dans le panneau[#2] avec une constance absolument affligeante : à défaut d'adhérer, au moins ils font confiance au discours des sécuritaristes. C'est ainsi qu'on se retrouve avec toutes sortes de lois d'exceptions sur l'apologie du terrorisme, qu'on veut nous imposer des back doors dans les communications chiffrées ou des IA qui vérifieraient automatiquement s'il y a des images pédophiles dans nos fichiers (what could possibly go wrong?), et autres variations sur le même thème. Et à aucun moment les gens ne rassemblent deux millions de signatures[#3] pour protester. Bref, ce dessin de Jonik n'a pas pris une ride en 25 ans, et il n'a pas l'air parti pour en prendre.
[#2] Je l'ai déjà signalé et je le répète : le terrorisme, en Europe actuellement, est, sinon un non-problème, en tout cas un problème qui ne justifie absolument pas le délire de mesures qu'on consacre à cet enjeu. Mesures qui sont au mieux de la comédie sécuritaire pour pouvoir dire qu'on fait quelque chose (p.ex., le plan Vigipirate en France), et au pire une tactique délibérée pour éroder les droits fondamentaux sous le prétexte de la protection. Et c'est exactement ce dernier point qu'illustre le dessin de Jonik. La réalité c'est que les sécuritaristes ne sont pas les ennemis des terroristes, ce sont leurs alliés objectifs, des symbiotes : les terroristes fournissent aux sécuritaristes les prétextes pour grignoter plus de pouvoir, et les sécuritaristes fournissent aux terroristes l'attention que ceux-ci cherchent à obtenir par leurs actions. (Si on se contentait de traiter les terroristes avec l'attention proportionnée aux morts et blessés qu'ils causent vraiment, on s'en préoccuperait fort peu, en tout cas quelque chose comme 200 fois moins que les accidents de la route. Et du coup il y aurait aussi encore moins de terroristes.) Mais voilà, la stratégie marche, donc les terroriste continuent de terroriser, et les sécuritaristes de grignoter nos droits fondamentaux.
[#3] Bon, je suis d'assez mauvaise foi, là : j'ai suffisamment répété que le succès et largement un phénomène aléatoire pour ne pas trop lire dans le fait que les Français se soient tout d'un coup découvert un niveau d'expertise élevé au sujet d'un pesticide[#4] alors qu'en général tout ce qui est technique, par exemple tout ce qui concerne Internet, les laisse totalement indifférents. C'est juste que parfois les mouvements de protestation deviennent viraux et parfois non. Mais ce serait quand même bien si, de temps en temps, il y avait un vrai mouvement populaire qui marche pour protéger Internet : ce n'est pas comme si c'était un truc dont personne ne se sert.
[#4] Pour les gens qui liraient ce billet dans l'avenir, il s'agit de l'acétamipride. (Et si vous voulez en savoir plus sur le fond, ce fil semble être une bonne synthèse.)
Entendons-nous bien : je ne prétends pas que l'Internet ne doit
obéir à aucune loi, et je ne me prétends pas me poser comme
un absolutiste de la liberté d'expression
, ne serait-ce que
parce que les gens qui affirment l'être sont généralement des petits
flocons fragiles dès qu'on les
attaque[#5], et aussi parce que
je sais que, même à mon échelle
microscopique, la modération de
contenus est une prise de tête sans fin. Les libertés des uns ont
forcément des limites posées par les droits des autres. Disons que
j'ai tendance à trouver que la liberté d'expression doit bénéficier
d'une acceptation très large. Mais ce n'est pas vraiment le point :
le point est que ces lois sont à la fois indignes d'une démocratie,
complètement connes, et profondément hypocrites.
[#5] Elon Musk, qui
aime bien se décrire par cette phrase, est pour la liberté
d'expression absolue… des gens qui sont d'accord avec lui. Sans même
parler de la manière dont il plie devant n'importe quel régime (Inde,
Turquie) qui lui demande de censurer des choses qu'il n'a pas
spécialement envie de défendre, il montre lui-même à tour de bras sa
volonté de tout censurer :
des chercheurs
aux journalistes
en passant par tous ceux qui utilisent le mot cis[genre]
(qui
serait, selon Musk, une insulte(‽))
et votre
humble serviteur quand je documente les anomalies de Grok.
Parlons du porno. Pourquoi le porno ? Parce que le porno est le canari dans la mine : quand on va attaquer les libertés fondamentales, il est commode de commencer par quelque chose que peu de gens vont se lever pour défendre parce que c'est embarrassant de le faire. Censurer le porno, c'est commode, parce que les gens qui s'indigneraient avoueraient ipso facto regarder du porno[#6][#7], peu de gens sont prêts à le faire, donc quasi personne ne va défendre le porno, et ça permet aux censeurs de se faire la main.
[#6] Ou en tout cas ils
seront soumis au même embarras que s'ils l'avouaient : ils peuvent
toujours dire moi je n'en regarde pas, mais sur le principe…
,
on ne les croira pas.
[#7] Je suis un peu
embêté, là, moi, parce qu'en fait je n'en regarde quasiment pas, je
trouve ça juste chiant. Je trouve les images suggestives soft bien
plus intéressantes à regarder. Mais si je dis ça, on va penser que
j'essaie justement de me réfugier dans la posture oh, moi, je ne
regarde pas de porno
. Or j'aimerais bien dire fièrement que je
regarde régulièrement du porno, mais ce serait un mensonge. Du coup,
à défaut, plutôt que référencer ce que je regarde, je vais plutôt
évoquer ce que j'ai écrit et
mis en ligne.
Voilà précisément pourquoi il faut défendre le porno, et rappeler que ce n'est ni illégal ni honteux ni problématique de regarder du porno[#8]. Et porter une attention particulière aux tentatives pour le censurer.
[#8] Bien sûr, ça peut tomber dans l'une de ces catégories sous certaines conditions, mais il n'y a aucune action qui ne puisse devenir illégale, honteuse ou problématique si on ajoute des circonstances imaginées exprès pour.
Pourquoi je parle du porno maintenant ? Parce que la France et le Royaume-Uni ont passé des lois à peu près similaires pour censurer le porno sur Internet (je vais expliquer plus bas pourquoi je parle de censure alors qu'ostensiblement il s'agit juste de protéger les chastes yeux des pitits zenfants).
La loi française est la loi nº2024-449 du 21 mai 2024 visant à sécuriser et à réguler l'espace numérique[#9] ; la loi britannique est la Online Safety Act 2023. Les deux affichent un objectif à peu près semblable : empêcher les mineurs de voir de la pornographie en ligne (la loi britannique semble être plus large dans sa portée et ne se limite pas à la pornographie, mais parlons surtout de ça). Et les deux prévoient des mécanismes de contrôle[#10] de l'âge des internautes, et une obligation d'implémenter ce contrôle pour les sites diffusant des contenus pornographiques. Les deux sont déjà en vigueur, mais on commence seulement maintenant à en voir vraiment les effets (notamment à cause de périodes transitoires prévues pour l'implémentation).
[#9] Toutes autres choses mises à de côté, cette manière de donner aux lois des titres performatifs bien-pensants est absolument insupportable. Le titre est l'injure qui s'ajoute à la blessure du contenu de cette loi.
[#10] On peut défendre la loi française en ce qu'elle a prévu des contraintes sur le mécanisme de contrôle de l'âge qui tentent un peu sérieusement de respecter la vie privée des Internautes, en imposant une contrainte de double anonymat (le site qui fait la vérification ne doit pas savoir pour quel site il le fait, et le site qu'on consulte ne doit pas connaître l'identité de la personne qui demande la vérification ; le texte technique est ici). Ceci est louable. Malheureusement, pour l'instant, tout ça est du pur vaporware : il n'y a aucun standard derrière, aucun protocole en place, aucune communication ni coordination avec les autorités légitimes pour créer des normes sur Internet (comme l'IETF ou le W3 Consortium) : la France a imaginé son petit truc dans son coin en se croyant propriétaire d'Internet, et évidemment, ça ne peut pas marcher. Le Royaume-Uni, plus pragmatique, n'impose pas grand-chose, et évidemment c'est un désastre (et tout le monde cherche toutes sortes de moyens pour contourner les mesures).
Et surtout, ces deux lois sont révoltantes, complètement connes, et profondément hypocrites.
Ce serait vraiment bien s'il pouvait y avoir des adultes au parlement pour empêcher ces insupportables gamins de députés[#11] de tout le temps essayer de casser Internet. Sérieusement, retirez-leur ce jouet ! Ou donnez-leur en un autre, je ne sais pas. Mais qu'ils foutent la paix à Internet.
[#11] Comme j'écris ce billet à l'arrache, je n'ai pas eu le temps de rechercher comment avaient voté les différents groupes parlementaires dans cette histoire, pour savoir qui doit avoir honte. Mais sur ce genre de sujets, d'habitude, ils sont tous aussi déplorables les uns que les autres.
Je ne dis pas que l'objectif affiché soit fondamentalement stupide : je peux comprendre qu'on veuille éviter que les mineurs aient trop facilement accès à du contenu pornographique sur Internet.
Mais je voudrais faire une première remarque à ce sujet : c'est que
la pornographie est très loin d'être le pire de ce qu'on peut
trouver sur Internet. Si on pense protéger les mineurs sur
Internet
et que la première idée qu'on a à l'esprit est qu'ils
risquent de voir du porno, on a un sérieux problème de priorités.
Et de toute façon, aucune sorte de mesure par un code d'accès ne va pouvoir fonctionner, parce que les accès pourront toujours être partagés d'une manière ou d'une autre. Interdire un site aux mineurs, c'est juste… techniquement impossible parce que ça ne veut rien dire.
Maintenant, si on veut vraiment accomplir un objectif un peu sensé dans ce genre d'idée, je pense que le plus raisonnable est de mettre les bons outils techniques dans les mains des parents. Par exemple, comme tous les abonnements Internet fixes en France viennent avec une « box », on peut inciter les fournisseurs d'accès à fournir des proxys filtrants sur leur box qui permettraient de filter l'accès de certains appareils de la maison à certains sites selon des listes prédéfinies ou personnalisables. De même, les opérateurs mobiles pourraient fournir des abonnements avec de tels filtres parentaux. Mettre les outils dans les mains des parents[#12] permet de faire prendre les décisions de quoi accepter ou pas par quelqu'un qui a plus de chances de pouvoir la prendre intelligemment que le législateur. Il faut juste leur proposer les bons outils, et là, je peux imaginer que les autorités agissent pour standardiser ces outils ou s'assurer qu'ils soient largement disponibles. On peut éventuellement demander un certain concours des sites Web eux-mêmes par exemple en standardisant (mais en passant par les autorités compétentes, comme le W3 Consortium) des en-têtes pour déclarer le contenu potentiellement pornographique ou inadapté aux mineurs (qui serait alors bloqué au niveau du proxy de la box, ou du navigateur, ou équivalent).
[#12] Je ne dis pas que les parents sont forcément parfaits, mais qu'on ne peut de toute façon pas faire sans leur concours. Si des parents décident que leurs enfants peuvent voir du porno, ce sera juste impossible de les en empêcher.
Une partie de tout ça existe déjà, en fait. Pourquoi, du coup, a-t-on besoin d'une nouvelle loi ?
Je veux avancer l'idée que le but de ce genre de lois n'est pas, en fait, de protéger les mineurs (je viens d'expliquer comment il aurait fallu s'y prendre pour ça), mais de développer des nouveaux moyens de pouvoir censurer Internet, et que les mineurs ne sont que le prétexte. (Encore une fois, cf. le dessin de Jonik.)